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Je donne

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Tribulations salivaires et gueule de bois

Mes tympans vibrent sous les pulsations violentes des basses. Autour de moi des corps s’agitent dans tous les sens, frénétiques, collants. Des odeurs de sueur et de parfum bon marché assaillent mes narines, les phéromones font leur travail et l’atmosphère est chargée de désir. Je te vois danser dans ton tee shirt trop grand et tes cheveux en bataille, l’allure de ceux qui restent adolescents toute leur vie. Tu fermes les yeux. Tu ouvres grands les bras pour accueillir la musique. Tu souris dans l’agitation et le vacarme. Pour me donner le courage de t’aborder, j’ai enfilé trois shots de jagger. Je fends la foule, j’attrape ta main et ta bouche trouve vite la mienne, désinhibée par la pénombre, l’envie, l’alcool. Ta langue trouve la mienne et je me demande de quelle texture sont mes dents.  

Tu me glisses bientôt à l’oreille :  

⎯ Tu veux qu’on s’en aille ?  

J’acquiesce. Je jette un regard à mes amies hilares qui me font le V de la victoire. J’ai les aisselles moites, les cheveux ébouriffés et du rouge à lèvres jusqu’au menton, mais on va leur montrer tous les deux que moi aussi, je peux avoir un coup d’un soir.   

Tu me demandes : 

⎯ On va chez toi ?  

Non, chez moi, il y a neuf colocataires aux aguets, prêts à me faire des clins d’œil, dès que tu auras le dos tourné. C’est pas grave si chez toi c’est loin. J’aime bien marcher la nuit.   

Tu prends ma main en marchant. Tu me racontes ta date nulle de début de soirée avec la fille plus âgée que toi, qui parlait trop et qui avait des canards sur sa chemise.   

Tu me dis : 

⎯ Toi, tu sais écouter !  

Sur le moment j’ai envie de te répondre que c’est pas difficile d’écouter, faut juste fermer sa gueule. Mais je te trouve vraiment beau, alors je me tais.  

Tu me demandes comment je m’appelle. Toi, tu t’appelles Simon. C’est le prénom de mon frère. Je te dis que j’ai envie de faire pipi. Tu me caches des voitures avec ta veste. J’ai des sandales. J’éclabousse mes pieds. C’est un désastre. Toi, tu rigoles.  

Une heure s’écoule et on n’est toujours pas arrivés chez toi. Tu te mets à parler de ta mère. Tu m’expliques que vous ne vous parlez plus depuis qu’elle a divorcé de ton père pour se mettre avec un vendeur de fromages. C’est trop de détails mais j’ose pas t’arrêter. Je te demande si tu aimes toujours le fromage. Tu ne réponds pas, mais ton pouce caresse le dos de ma main.  

Quand on arrive à ton appartement, il commence à faire jour. J’ai mal aux pieds. C’est vrai que c’était vraiment loin chez toi. Tu me prêtes ta brosse à dents. C’est un peu dégueulasse mais j’ai assez dessaoulé pour avoir conscience de mon haleine. En appliquant le dentifrice je note la présence de petits poils frisés dans l’évier et d’un caleçon roulé en boule près du bain.   

Quand j’arrive dans ta chambre, tu as enfilé un short de basket orange et tu fais défiler des vidéos sur ton téléphone, avachi au milieu du lit. Je me glisse à côté de toi, tout habillée. Je sens les ressorts de ton matelas dans mon dos. Tu te penches maladroitement vers moi pour m’embrasser. Toi tu ne t’es pas brossé les dents. Tu me dis que finalement t’es crevé, avant de passer tes bras autour de moi et de coller ton nez dans mes cheveux. Tu caresses rapidement ma joue en me disant que ça t’a fait du bien de parler et puis tu t’endors. Tu chuchotes avant de sombrer : 

⎯ C’est agréable. 

⎯ Quoi ? 

⎯ Ça… la tendresse… l’intimité…  

Je reste longtemps comme ça dans la pénombre, les yeux grands ouverts, ton long corps osseux enchevêtré dans le mien. Les copines vont encore bien se foutre de ma gueule.  

Clotilde Séjourné

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La pluie d’injures

Géraldine, c’t’une mamie, a roule pépère sur l’autoroute. Ses chums de filles l’attendent dans une heure aux machines à sous. Y fait quarante-sept degrés depuis deux mois, c’est chaud en tas. Géraldine chauffe s’a 15 Sud à hauteur de Blainville. Tsé, ça a jamais été beau, mais depuis qu’y ont construit les Outlets, c’t’encore plus laite! Lunettes à la John Lennon su’ l’nez, a rocke s’a Radio classique au 99.5 FM, la Sérénade espagnole de Glazounov pis l’air clim dans l’tapis. Y a rien de plus zen que ça. Mais elle, est pas zen pantoute. Dans sa Mitsubishi violette, a voit p’t’être flou avec ses vieux yeux, mais a s’rend bin compte qu’y a des tonnes d’autos jammées dans le trafic. Glazounov l’entend dire des choses odieuses :   

« Les jeunes de nos jours ne savent plus se conduire! Cessons de nous jouer des sérénades : les routes étaient plus harmonieuses au temps des calèches! »  

Dans voie de gauche, y a Margo. Margo, est vraiment soucieuse des règles, a roule tout le temps 110 km/h de plus que son âge. À Saint-Jérôme, a pésait s’a suce à 135 km/h, mais là, c’est bumper à bumper à Blainville. L’air clim est pété dans sa poubelle mobile, ou poubelle immobile, pis a se décompose à grosses gouttes les fenêtres grandes ouvertes avec les mouches. Pu de clopes dans son pack de Macdo, pis c’est sûr qu’est encore en retard à job. Le gros pick-up en avant lui pitche son exhaust en pleine face. Bin sûr, lui, y peut pas arrêter son moteur, y peut pas s’calmer le klaxon, y peut pas pas l’intoxiquer. À boutte, a sort la tête pis l’insulte violemment :  

« Bougre d'extrait d’hydrocarbure, le convoi de la liberté est dans l’autre direction! Allez à Ottawa et laissez les grands chemins aux braves gens. »  

Pis a pense : « Calisse, on dirait que j’ai de la mousse de combine dans tête! »  

Le complotiste du pick-up ouvre sa fenêtre :  

« Cessez, jeune brebis, je claironnerai comme bon me semblera! »  

Pis y se dit : « J’parle dont bin bin astheure! »  

Le pick-up se laisse pas piler s’es pieds : y écrase le piton. BIIIIP! Pas loin, un motard en gougounes slalome entre les chars. Nathalie, maman en VUS, vire exprès pour l’empêcher de passer. Le motard lui fait un doigt d’honneur…  

C’est l’insulte qui fait couler le déluge. Y faisait tellement sec, y étaient tellement désespérés de trouver de l’eau qu’la source la plus proche qu’y ont trouvé, c’est la pluie d’injures.   

La maman lui lance :   

    Serpent galopin, être porté par deux roues n’est pas un passe-droit! Vous zigzaguerez ainsi sur les pentes de ski.  

Pis le motard mal chaussé :  

    Si ce n’était de vos babouins sur la banquette, j’éraflerais l’arrière de votre charrette!  

Nathalie a se dit « J’feel mon cerveau ramollir, y a d’quoi de pas normal », pis sort :  

⎯ Scolopendre, vous osez piquer mes trésors de votre parole venimeuse! Nul n’a le droit de s’attaquer à de si pures et innocentes créatures.  

⎯ Voyez d’où vient leur caractère de sapajou!  

⎯ Ophicléide!  

⎯ Bande de mandrills!  

⎯ Misérable ver, vous méritez de finir avec vos semblables six pieds sous terre!  

⎯ Et vous avec vos confrères au zoo!  

Pendant leur chicane animale, y a un bus qui passe drette à côté s’a voie de service.  

***  

Géraldine est en tabarnack : ça roule pas pantoute. C’est pu Glazounov à radio, c’est Schoenberg, pis Schoenberg, ça te détraque un esprit. Est en retard au casino. Ça se crie après de tous bords tous côtés, d’une auto à l’autre. Le soleil lui irise les rétines.   

Margo s’fait appeler par son boss. Margo s’fait engueuler par son boss. Margo s’fait renvoyer par son boss, pognée au milieu du parking d’autoroute. A va perdre chaque semaine six jours de travail, soixante heures de paye, pis huit cent dix piasses. A pourra pu payer sa poubelle mobile. Margo voit rouge.  

Le complotiste dans son pick-up check des vidéos de QAnon sur son cell en klaxonnant non-stop. Y pourront pas l’faire taire. C’t’à cause du système si ça avance pas, des puces GPS qu’y mettent s’es routes pour tracker les rebelles comme lui. La conne qui l’a bashé tantôt, c’t’un download du gouvernement certain. Y s’laissera pas faire.  

Ça chauffe tellement s’a route pis dans les têtes que l’asphalte s’met à fondre. Les pneus explosent, les autos s’enfoncent dans le goudron comme si c’taient des sables mouvants. Sur un kilomètre, ça éclate comme des coups de fusil.   

Y avait quequ’chose de bouillant, de chimique dans l’air c’t’e jour-là, un nuage acide qui faisait fondre les neurones pis parler comme des aristocrates avant l’dernier souffle. Quequ’chose dans la fusion de l’asphalte rendait les chauffeurs crackpot, pleins d’esprit pis enragés en même temps.   

Tous ceux qui étaient stallés s’a 15 à Blainville ont fini par sortir de leur char pour se battre, le sang saturé de gaz pas net. Le premier à fondre a été le motard en gougounes, mais y ont tous crevé comme leurs pneus. En quequ’ minutes, y a eu un gratin humain sur l’autoroute.   

Pendant leurs dernières minutes de vie, Géraldine, Margo, le complotiste en pick-up, le motard en gougounes, Nathalie pis sa marmaille, gueulaient :  

Votre musique est aussi ridée que vous, matière à compost!  

Vous n’êtes qu’un téléchargement organisationnel!  

Mère, ma relative vient de me croquer!  

Cyborg de Méphistophélès!  

Homéopathe cancéreux!  

Ordure à quatre roues!  

Skieur de pelouse!  

Chimpanzé!  

 À l’aide!

Amandine Trudeau-Roy

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Alea Jacta Est

Romain est assis dans la huitième rangée, comme à chaque jeudi. Ses cheveux noirs, ébouriffés, tentent d’évacuer l’électricité, que lui seul sent dans l’air. Les étudiants les plus insignifiants se sont précipités vers la sortie de l’amphithéâtre au dernier mot de Madeleine. Il ne reste donc plus qu’une douzaine de larves humaines qui ramassent leurs cahiers. Comment peuvent-ils être si las, si engourdis après avoir vu tant d’intelligence, de connaissances, de beauté et de passion? Cela reste certainement un mystère pour le jeune homme de la huitième rangée. Romain espère seulement qu’un jour, il connaitra cette intelligence, il détiendra ces connaissances, il goûtera pleinement une telle beauté, et sera consumé d’une telle passion. Le jeudi est devenu sa journée favorite. Son existence repose sur ce moment d’extase qu’est la fin de son cours d’histoire générale des religions. Comme à chaque fin de cours, il attend là, au sixième siège de la huitième rangée. Pour Romain, Madeleine est plus qu’une enseignante, elle est une vocation. Cet amphithéâtre est plus qu’une salle de cours, c’est un temple. 

Elle gravit les escaliers par de grandes enjambées gracieuses pour s’installer dans le premier siège de la vingt-cinquième rangée. Lorsqu’elle est assise, le jeune homme entreprend son pèlerinage pour s’installer juste devant elle, au premier siège de la vingt-quatrième rangée. Cette position permet à Romain de boire les mots de Madeleine. De laisser infuser ses pensées dans son imaginaire. Pour elle, cet acte dépasse la simple conversation, c’est bien plus qu’une façon singulière d’en apprendre davantage à un étudiant passionné par sa matière, c’est tout ce dont elle a besoin, ce qui la garde éveillée : il la vénère. 

Pour Madeleine, cet amphithéâtre est un purgatoire dans lequel la vingt-quatrième rangée est un péché inexorable. Elle enfreint tellement de règles. Au départ, Romain et elle se rencontraient dans la première rangée pour discuter de la matière du cours. Maintenant, c’est un miracle s’ils ne finissent pas tous les deux sur le premier siège de la vingt-quatrième rangée. Romain n’est plus un élève, il est une hantise salvatrice. 

Madeleine est rongée par les remords. Un homme bon l’attend à la maison. Comme elle rentre toujours tard le jeudi soir, il s’est occupé de tout. Il a sans doute tressé avec soin les tignasses bouclées de leurs deux filles, probablement avec autant de douceur que lorsqu’il le fait avec les cheveux de sa femme. Il s’est assurément endormi en bordant les deux fillettes, et il se réveillera probablement lorsque Madeleine déverrouillera la porte d’entrée. Il se précipitera à sa rencontre pour lui chuchoter que son assiette est dans le frigo en déposant un baiser tendre sur le ventre à peine bombé de sa femme. Il ira déposer un dernier baiser sur le front de leurs enfants et ira se coucher. Il prendra certainement un moment pour déposer une capsule d’acide folique sur la table de chevet de Madeleine, pour être certain qu’elle ne l’oublie pas. Il s’assoupira peut-être légèrement, mais il ne s’endormira pas, il attendra sa bien-aimée pour dormir. Lorsqu’elle aura enfilé sa nuisette et qu’elle grimpera enfin dans leur lit, il lui susurrera qu’il est incommensurablement heureux de partager son existence avec la sienne. Puis, un sourire innocent aux lèvres, il s’endormira, rêvant à la rencontre éventuelle de son troisième enfant. 

Installée dans la vingt-quatrième rangée, Madeleine ne peut cesser d’y penser. Elle incarne le mal, pense-t-elle, assise sur le premier siège, elle porte le mensonge. Elle sort donc sa bible. D’une main, elle caresse doucement son ventre, de l’autre, elle ouvre le livre à l’endroit où est placé son marque-page, Rm. 1 : 24. 

Laurence Béland

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Je me sens disparaître

Je lâche le volant, je mets mes mains sur mes yeux, je me sens disparaître dans mon siège. Mes mains sont moites, je sens le rugissement de la route, je reprends le volant, je ne vois rien. Tout me voit, tout me condamne du regard. Je roule à sens inverse des autres. Je ne les entends pas, je me contente de les éviter. Le face-à-face me semble impossible, il me semble trop loin devant moi. Je roule sur une route que je ne connais pas. Les voitures autour de la mienne diminuent à mesure que je m’enfonce dans une région obscure de mon esprit. Je vois la futilité des flèches, l’éclat des pancartes, l’agonie des viaducs. Je les ignore. Je n’ai plus d’essence. Je ralentis dans la voie d’accotement, j’éteins ma voiture. Je sors et je m’appuie contre elle pour la faire avancer. Je ne sens pas la chaleur du soleil me brûler les paumes par l’entremise de mon véhicule. La chaussée se penche sur moi. Je marche plusieurs kilomètres en poussant ma voiture, je passe devant le village où je suis né. Je n’y connais plus personne. Ma voiture est sale. Elle et moi venons d’une ville semblable, où personne ne se souvient de nous. Au bout de quelques heures, j’arrive à la fin de la route. La signalisation nous a fait ses adieux il y a bien longtemps déjà. Devant moi l’asphalte disparaît. Personne n’a encore goudronné cet espace du monde. Seule la forêt me regarde. J’abandonne ma voiture et m’enfonce entre les arbres sans prendre la peine de mémoriser le chemin. Autour de moi les oiseaux ne chantent pas. Je n’ai jamais aimé la forêt. L’odeur humide de la terre m’a toujours mis mal à l’aise. J’aime seulement la nuit dans les bois, le seul endroit où la noirceur est absolue. Je ne me souviens pas d’où je viens, je me contente d’avancer. J’enjambe plusieurs racines, je marche sur des carcasses de poissons. Je vois un coyote au loin. Je jurerais qu’il se moque de moi. Je n’ai rien à lui prouver. Le coyote me suit. Je le laisse faire. J’imagine le coyote me rattraper. Je l’imagine me sauter à la gorge et me percer la jugulaire de ses crocs. Je le laisserais faire. Je regarde derrière moi. Le coyote a disparu. Je sors de la forêt et longe sa lisière. Je suis à l’orée d’un champ dont je ne vois pas la fin. Je marche longtemps, je marche encore. Je marche toujours. La nuit tombe et repart aussitôt. Le soleil se cache de moi. Je n’ai pas froid. Le vent est parti. Je me demande s’il a le droit. Je regarde le ciel. Il n’y a aucun nuage. Je garde la tête dans les airs trop longtemps, je vois maintenant des points blancs au-dessus de moi. J’aimerais me cacher derrière chacune de ces étoiles. J’aimerais qu’au moins l’une d’elles me prenne dans ses bras et me berce jusqu’à ce que je me réveille d’une vie qui ne m’a pas fait assez de place. J’arrive au bout du champ. Il n’y a rien devant moi. Seulement une couleur blanche éblouissante. Aveuglante. La fin du monde. Je suis arrivé au bout de l’univers. Je me déshabille et laisse tomber mes vêtements sur l’herbe derrière moi. J’entre dans la lumière blanche. Mes cheveux s’envolent et deviennent libellules. Je regarde le monde une dernière fois. Devant moi, par terre, un tas de mauvaises herbes. Au loin, une fleur est morte. Je me mets à flotter. Mon corps quitte le sol et je ferme les yeux. Je me sens comme quand je n’étais pas encore né. J’ai un vrombissement dans l’oreille. Le bruit vient par vagues et atteint l’autre. Je n’entends plus rien. J’ouvre les yeux. Je vois la Terre comme personne ne l’a jamais vue. J’essaie de respirer mais je n’y arrive pas. Je ne m’en fais pas, je n’ai plus besoin de respirer. Je suis une étoile filante, je suis un météore qui regarde la planète de haut. Au loin le soleil m’attend. Je sens sa chaleur. Je ne m’en accable pas. La lune est belle. Je n’y vois aucun drapeau. Je suis sa face cachée. Je souris. Je flotte dans l’espace. J’y flotterai toujours. Je suis devenu le paysage. Je m’abandonne à l’univers et me laisse entraîner dans l’ailleurs.  

J’apparais enfin.   

Philippe Gingras

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Si je me concentre sur la goutte, est-ce qu’elle va s’en aller?

Ne pas ouvrir les yeux. 

Se concentrer sur le mouvement. 

Se fermer aux sons, aux odeurs, à la douleur. 

Ne pas ouvrir les yeux. Ne pas bouger. 

Ne même pas penser. 

Être. Seulement. Ici. Maintenant. 

Je me vois d’au-dessus. J’essaie de dompter mon esprit. Il faudrait qu’il se calme, qu’il se vide, qu’il rentre dans ce corps assis là en tailleur parmi d’autres corps dans la chaleur étouffante de ce grand hall, qu’il s’y enferme, qu’il s’y déploie en étudiant chaque grain de peau, chaque muscle, chaque os, qu’il suive le déplacement des sensations qui balaient le corps assis là en tailleur parmi d’autres dans le hall de méditation. 

Mais je n’y arrive pas.   

Je pense à demain, au linge que je dois laver ce soir, au moment où mes mains dénoueront mes jambes paralysées, au gecko que j’entends derrière moi en haut à gauche et que j’imagine gros, à la chaleur, aux ventilateurs arrêtés et aux portes fermées, à la fête qui se prépare dans la rue de l’autre côté du mur d’enceinte, aux rires d’enfants et à la musique qui rythme les battements de mon cœur, je pense j’ai faim et je sens une odeur de curry, je pense à la mer à l’hiver à me lever et partir, je pense à la goutte de sueur qui n’en finit pas de couler sur ma tempe droite. Je pense à… 

STOP. 

Ne pas ouvrir les yeux. Ne pas bouger. 

Ne pas penser. 

Se concentrer sur les sensations. Observer leur déplacement. Ne pas intervenir. 

Sentir chaque parcelle de peau, l’une après l’autre, chaque fragment. 

Se fermer aux sons, aux odeurs, à la douleur qui scie les jambes. 

Ou plutôt : se concentrer sur la douleur. L’isoler. L’examiner. La disséquer. Alors, elle disparaît. Je le sais : je l’ai essayé et j’y suis arrivée. Anicca, tout passe.

Si je me concentre sur la goutte de sueur, est-ce qu’elle va s’en aller? 

Je ne dois pas penser. Mais je ne pense qu’à ça. 

À cette goutte de sueur qui glisse doucement sur ma tempe droite mais qui glisse sans glisser et chatouille et fourmille et démange et vrille, qui pique tique toque loque laque latte gratte grâce glace glisse glisse sans glisser. Crisse! Je voudrais l’arracher, oui, l’arracher! 

Non. Ne pas bouger. Ne pas bouger. Laisser la main posée sur le genou. Immobile.  

Anicca. Tout passe. La goutte va passer. 

Mais quand? Quelle heure est-il? Combien de minutes secondes instants fourmillements picotements avant le gong? Combien d’éternité avant de pouvoir passer la main sur le front et essuyer la goutte, m’en libérer? Écraser la goutte. L’anéantir! La pulvériser! 

Sont-elles acceptables, ces pulsions destructrices dans un hall de méditation? Je ne suis pas équanime. Je ne suis pas détachée. Je dois me ressaisir.

Ne pas penser. 

Ne pas ouvrir les yeux. Ne pas bouger. 

Se fermer aux sons, aux odeurs, à la douleur. 

Ne pas ouvrir les yeux. Ne pas penser. Ne pas bouger. 

Ne pas briser les règles. 

Se concentrer sur le mouvement. Observer le flux qui parcourt le corps, suivre le voyage des sensations. Le dessus du crâne. Le front. Les tempes. Les joues. Le menton. Le cou. Les épaules. Les bras jusqu’à l’extrémité des dernières phalanges. Sentir la pulpe des doigts irradier. Revenir au torse, lentement. La poitrine. Les côtes. Chaque côte, une à une. Ne rien brusquer. Le ventre. Le pelvis. Les jambes. Le nœud des genoux. Les chevilles. Les orteils. S’y attarder un peu avant de remonter. Les chevilles. Les mollets. Du chemin des sens parcouru, ne tirer aucune satisfaction. Il n’y a ni échec ni réussite. Il n’y a rien. Rien. Sinon un corps assis en tailleur, un corps à observer, ici et maintenant.

Un corps et une goutte de sueur. Une foutue goutte de sueur qui glisse sans glisser sur ma tempe droite depuis des heures, peut-être des années. Une goutte minuscule, insignifiante, minable. Une goutte redoutable, tenace, implacable, invincible. Une goutte inévitable. Qui m’obsède. Envahit tous mes sens. Je peux la voir, là, immobile et sournoise, gorgée comme une tique, ronde de sel et de souffre, grattant, creusant, cherchant à s’immiscer sous ma peau jusqu’à mon sang. Je peux sentir son odeur âcre et piquante, sa puanteur de sueur. Je l’entends crisser sur la surface de ma tempe. Je sens sur mes papilles son goût salé et chaud, un peu amer. Je la sens ventrue, dodue sous mes doigts, sa petite résistance de goutte qu’une simple pression suffirait à éclater. 

Imaginer… Une simple pression. Une libération. Crever la goutte. Il suffirait d’un geste, d’une seconde. Essuyer la tempe et voilà. Rien de plus. Une seconde pour que meure la goutte et cesse ce supplice. Ou plutôt : ne pas l’achever trop vite. Se venger. Faire payer à la goutte. La torturer comme elle m’a torturée. Œil pour œil, dent pour dent, et tant pis pour l’équanimité. Imaginer… Décoller la main du genou, lentement, lever le bras, approcher la main de la tempe, doucement, suspendre tout mouvement, laisser planer un doute, installer la menace, sentir monter la peur, terroriser la goutte avant de l’écraser, longtemps, puis, reposer la main sur le genou et, les yeux toujours fermés, célébrer cette bataille, cette éclatante victoire. Se permettre un sourire discret, mais carnassier. 

Une voix s’élève sur ma gauche. Le chant se propage et enfle, emplit bientôt le hall de méditation. Dans quelques secondes, le gong retentira. À sa première vibration, je lève le bras, m’essuie la tempe. Je regarde ma main, la porte à mes lèvres puis à mon nez pour vérifier. Sur le bout de mes doigts, aucune trace d’humidité. 

Karine Légeron

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Captive

Bal de l’Opéra, Paris, 1716.  

Tout le monde l’observait.  

Certes, c’était une conséquence à prévoir pour quiconque se tenait en haut d’un gigantesque escalier au milieu d’une salle de bal. Combien de fois s’était-elle imaginé cette scène dans la dernière année? Son entrée officielle à la Cour, une chance inouïe, le tournant dans sa vie de jeune femme… En revanche, maintenant qu’elle y était, le tout n’avait rien de féérique. L’épaisseur de sa robe et la chaleur des bougies éclairant la salle lui donnaient l’impression de brûler vive. Enfermée dans un corset raide et trop étroit, elle arrivait à peine à respirer. Comble du malheur, la première moitié de son visage était camouflée sous un masque inconfortable, qui nuisait considérablement à sa vision. À cet instant, elle aurait préféré mille fois retourner dans ses fantaisies plutôt que d’affronter cette descente aux enfers.  

Si Anne devait résumer sa vie en un seul mot, mariage serait en première position, sans hésiter. En réalité, elle n’avait jamais eu d’autres choix en tant qu’enfant unique d’une famille noble, et fortunée. Forcés d’admettre qu’ils n’obtiendraient jamais d’héritier légitime, ses parents s’étaient donnés corps et âme pour lui assurer une union prospère, pour ainsi conserver l’estime des Paradis intacte. Dès son enfance, chaque aspect de sa vie fut soigneusement contrôlé pour en faire un modèle de perfection indiscutable. Encouragée par de fausses promesses, Anne s’était laissée transformer en une poupée de porcelaine : parfaite et inanimée, qui n’existait que pour plaire. Plaire à qui, en fin de compte? Elle-même ignorait la réponse. À ses parents, afin qu’ils arrivent à oublier l’échec financier que constituait sa naissance? À ses précepteurs, pour qu’ils accordent un jour autant d’attention à son intelligence qu’à ses bonnes manières? À cette foule d’inconnus qui l’observait, pour qui elle avait tant sacrifié? Tous ces gens considérés comme l’élite de la société, prisonniers de leur costume extravagant et camouflant leur vrai visage derrière un masque assorti. Pour la première fois, Anne avait devant elle une vision concrète de la vie qui l’attendait, et elle se sentait prise au piège comme jamais.   

En descendant la première marche, la jeune fille finit par repérer ses parents plus bas, tous deux rayonnant de fierté. Étaient-ils donc aveugles à ce point ? Ne pouvaient-ils pas voir à quel point elle étouffait ? À mesure qu’elle descendait, les autres visages dans la foule se précisaient. Là où le regard des femmes semblait hautain, celui des hommes était animé d’une étincelle de curiosité difficile à ignorer. Au fond d’elle-même, Anne savait qu’à la seconde où elle poserait son pied sur le plancher de cette salle, son destin serait scellé. D’ici quelques semaines, elle se marierait à l’un des inconnus fortunés présents ce soir, devenant ainsi sa propriété. Par la suite, elle serait envoyée vivre dans une imposante maison à l’autre bout du pays, séparée de sa famille à jamais. Après quelques réceptions mondaines où elle serait fièrement exhibée à l’entourage de son époux, elle irait ensuite s’enfermer dans l’habitation familiale pour élever leurs enfants et vieillirait en demeurant l’ombre d’elle-même pour l’éternité…  

Arrivée au milieu de l’escalier, son cœur s’accéléra dangereusement, bloquant sa respiration. Sa vision se brouilla derrière son masque et ses genoux tremblaient sous sa robe. Hurler à l’aide était inutile, personne ne viendrait à son secours. Sa vie entière lui échappait et elle ne pouvait en aucun cas la rattraper. Tel était le prix à payer pour toutes les femmes dans ce bas monde, au diable la justice.  

Plus que quelques marches la séparaient maintenant du reste des invités. Ses derniers pas en tant que femme libre. S’il en était ainsi, elle refusait de plier sous la peur. Elle laisserait derrière elle l’image d’une dame forte et élégante, coûte que coûte. Elle releva la tête et inspira profondément, incapable d’ignorer les palpitations apeurées de son cœur.  

Au même moment, le fracas d’une coupe de verre au sol vint perturber l’imposant silence dans la salle. Anne sursauta brusquement en tournant la tête vers la source du bruit, son pied droit en suspens dans les airs. Inconsciemment, celui-ci sauta l’avant-dernière marche et elle perdit l’équilibre. Son dos tourna vers le plancher et elle chuta droit vers le sol en criant, désemparée. Elle ferma les yeux pour se préparer à l’impact, mortifiée par le scandale qu’un si bête accident allait créer…  

Miraculeusement, le choc ne vint jamais. Au lieu de quoi, elle sentit son corps s’envelopper d’une chaleur soudaine et rassurante, sous l’exclamation de surprise de la foule. Déstabilisée, Anne ouvrit les yeux et croisa le regard d’un jeune homme, le visage penché à quelques centimètres du sien. Il la retenait fermement contre lui, ses bras enroulés autour de sa taille et ses jambes. Le cœur battant, la jeune fille ne pouvait détacher son regard du nouveau venu, figée par la galanterie de son geste. Avec ses boucles d’un brun noisette, ses traits découpés et ses yeux bleus éclatants derrière son masque doré, il était sans aucun doute l’homme le plus séduisant qu’Anne n’ait jamais vu de sa vie. Elle rougit telle une pivoine à la seconde où cette pensée traversa son esprit, son corps en entier parcouru d’une nouvelle vague de chaleur.  

⎯ Est-ce que tout va bien, mademoiselle? murmura son mystérieux sauveur d’une voix inquiète, le souffle court et les yeux grand ouverts.  

⎯  Oui, ça ira à présent… répondit Anne d’une petite voix, touchée par la transparence de son regard. Jusqu’ici, cette phrase n’avait jamais été aussi sincère.  

Comme toute réponse, il lui offrit un sourire irrésistible auquel elle se fit une joie de répondre, le cœur aussi léger qu’une plume.  

Tout le monde l’observait et, cette fois-ci, c’était peut-être bon signe…

Annaëlle Poulin

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Momo le macchabée

I.  

Corps mort sur une souche. Sur l’albe d’une plaine enneigée. Enrobé d’un ciel dense d’astres. Lumière frétillante d’étoiles, tel un bocal à ras-bord de lucioles. Cadavre cloué sur son siège. Ne saigne pas. Vidé de toute vie, de tous rêves, de toute peur. Desséché par l’horloge et le froid. Le temps voyou qui vole, peu à peu, l’être. Laisse une mémoire, là, esseulée. Que le tic-tac tient par la main. Et la guide jusqu’à l’oubli. Les souvenirs sont des papillons. Qui partent là-haut. Loin de l’emprise des doigts. Mais la chair, elle, n’a pas d’ailes. Frigide, nouée. À un soi-même vidé. Immunisée éternellement aux plaies. Morte, posée sur la matérialité du monde. Preuve que ça a existé. Ceux d’autour veulent savoir. Savoir qui, quand, depuis combien de temps. Décompte des jours sur les doigts de tous les hommes. Depuis que l’un d’eux a commencé. En retard. Toujours trop tard pour comprendre pourquoi. Sans réponses, ils fondent les leurs.   

Ceux qui voient le mort ne savent pas. Ils l’appellent le Macchabée. Or, plus personne ne la tient. La vérité de cet homme. Oubliée, partie. Avec sa mémoire papillon. Avant, il avait son propre nom. Aujourd’hui, c’est un ça. Un ça qu’ils ont nommé Macchabée. Et ce sera son nouveau nom. Jusqu’à la fin de l’avenir.  

II. 

Hier, c’était un lui. Un homme, Momo, avide du monde. Môme, Momo apprit à pointer. Toujours émerveillé de tout. Ivre d’exister, sans se soucier d’être. Il se fit lui-même une promesse : jusqu’à la fin, s’empiffrer de vie. En quête d’écouter ses ambitions d’enfance, il s’en est allé.  Clous en poche. Ni vivres, ni rien. Au centre de l’univers. Nulle part et ailleurs. Là-bas, le hasard avait fait passer un père. Quelques longtemps avant Momo. Il avait pris un arbre, travaillé son tronc, l’a transformé en toit. Pour couvrir ses quatre bouches. Son passage laissa une souche. L’inutile de l’un est l’utile de l’autre. Momo s’y posa, s’y cloua. Pour ne pas bouger, pour y rester. Éternellement là, l’âme ouverte. Face aux horizons et à tout ce qu’elles bercent. Sa tête, vase sans fond, s’emplit de beau.   

Ô azur du ciel, vivacité des plaines où germent flores et faunes, éclat des océans miroitant le cosmos, surplomb des arbres et de leurs doigts-cimes envahissant le firmament, là où les aurores aux reflets d’or peignent la toile d’étoiles et siffle le vent passant, chef d’orchestre éveillant une mélodie de feuilles. Tous ensemble, une fresque sublime par le simple fait qu’elle existait. Çà et là, au-delà. Abreuvait Momo, yeux et oreilles comme goulots. Le crâne éclos éclata, débordant d’images pansant l’angoisse de trop penser. Mémoires s’envolèrent, repues. Regard se ferma. Sourire se forgea et se figea. Au passage d’un dernier souffle.  

III.  

Arrivent les autres, à la recherche d’un où et de quoi construire. Trouvent Momo, l’entourent, questionnent. Inconnu de tous. Corps mort sur une souche. Dont on ignore l’enfance et sa poésie. S’additionnent les quoi, les pourquoi, les comment. Sans savoir, ils concluent. C’est le Macchabée, qu’ils disent. Une mort tragique, qu’ils répètent. Tué, TUÉ, d’autres crient. À tracer du noir sur un cadavre, la vie s’oublie. Ceux d’autour sourds, aveugles. Oiseaux pétillants d’énergie, symphonie des bêtes qui errent, violons des vagues et vents, disparus dans un acouphène. Spectre de la lumière colorant le tapis de nature, absorbée par la dichotomie blanche et noire des débats houleux. La beauté existe lorsqu’on l’observe, l’écoute, la goûte. Intellectualiser ce qui a été, c’est omettre la contemplation du maintenant. Qui s’efface comme tout se perd. La tragédie est sous leur nez. Femmes et hommes qui plaignent un mort. Sans connaître la vie de régal. Festin de tout ce qui est. Tête pleine de merveilles et vide du reste. 

David Mongrain

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Le sol natal

Le 9 mars 2021  

Je retournais chaque année dans le petit bourg de mes grands-parents pendant les vacances d’été et d’hiver, sauf quand j’étais à l’étranger. Je pensais que c’était dû à mon envie de revenir sur le sol natal, où j’avais passé mon enfance.  

J’ai découvert petit à petit que c’était la maison de mes grands-parents plutôt que le bourg qui m’attirait. Dans la maison, je me sentais à l’aise, tous mes ennuis s’en allaient.   

Lors de la fête du printemps de cette année, je me suis rendu compte que c’était un regard qui m’appelait à revenir, le regard de la personne qui me contemplait chaque fois que je repartais pour continuer ma vie ailleurs. Où que j’aille, quoi que je fasse, ce regard est ma source de réconfort. Auprès de cette personne, je me sens bien.   

Je reviendrai.   

Attendez-moi.   

 Le 23 avril 2023  

J’ai tellement peur que mamie parte que je n’ai jamais osé imaginer le jour de sa mort. Cette scène et cette idée sont simplement insupportables.  

Pourtant, après qu’elle a perdu la capacité de marcher à cause d’une chute en avril 2021, en la voyant emprisonnée soit dans son ancien lit, soit dans le mien, soit dans le fauteuil roulant que je lui ai acheté, je ressens une tristesse si grande que je n’ai pas pu m’empêcher d’avoir une idée épouvantable et même culpabilisante: peut-être irait-elle mieux après la mort, ne souffrant plus dans l’au-delà. Bienveillante et sage, elle vivrait dans la Terre pure de l’ouest que sa religion prône. Ce n’est pas que j’arrive enfin à cultiver une philosophie de vie qui me permette d’affronter la mort avec sérénité – j’aurais voulu avoir le pouvoir magique de faire reculer le temps et de rendre mamie plus jeune et plus en forme, mais la souffrance d’une femme, qui, autrefois si élégante, intelligente et indépendante, voit avec impuissance sa dignité et sa fierté s’effondrer avec la perte graduelle de mobilité, d’audition et de mémoire, me semble plus déchirante que ma peur de sa mort. Je ne veux ni perdre mamie ni la voir souffrir.   

Pourquoi le destin n’est-il pas plus gentil avec elle ? 

Le 25 octobre 2023  

Aujourd’hui, c’est le 25 octobre 2023, mercredi. Je suis assise près de la fenêtre au deuxième étage de la bibliothèque Gatien-Lapointe de la ville Trois-Rivières. Mon amie P travaille en face de moi, mon mari R est en route de Montréal vers ici, et moi, j’écris. Il est dix-sept heures trente pile. Cela fait huit heures et demie que je suis au courant du départ éternel de ma mamie.   

Hier soir, pendant la vidéo téléphone avec ma tante, qui s’occupe de mamie depuis sa chute, j’ai vu mamie endormie, paisiblement, comme un bébé. Ma tante n’a pas voulu la réveiller et j’ai dit, comme tant de fois auparavant, que ce n’était pas grave et que nous nous parlerions plus tard. Ce « plus tard » est devenu « jamais »…  

Je ne peux m’empêcher de penser à notre dernier échange du 14 octobre – enfin, ce n’était pas un vrai dialogue, car elle ne pouvait que me voir, pas m’entendre. Mamie m’a parlé avec des pleurs dans la voix et des larmes dans les yeux : « ça fait très longtemps que je ne t’ai pas vue, et depuis ces derniers jours, j’ai envie de venir te rendre visite pour te voir. Maintenant que je te vois, je peux partir. »   

En fait, mamie ne pouvait plus marcher depuis sa chute, et après avoir contracté la Covid-19 deux fois cette année, elle était pratiquement paralytique et très faible. Malgré cela, pendant ses derniers jours où mamie ne reconnaissait même plus sa propre fille qui prenait soin d’elle, alors qu’elle avait presque perdu toute notion d’espace et de temps, elle avait cette idée d’aller voir sa petite-fille, qui était pourtant au Canada, si loin d’elle, mais qui lui manque tant et à qui elle tient toujours.   

« Elle dit souvent que tu lui manques. », m’a dit ma tante hier soir.  

Même si je m’efforce de me préparer à son départ depuis ma visite de cet été, où je pleurais en la voyant souffrir, je ne trouve pas la perte moins déchirante.  

Finalement j’ai perdu ce regard, j’ai perdu ce lien avec mon sol natal.  

Jingyun Song

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À la barre

Je le sais dès que je vois les miroirs me refléter. C’est qu’ici on n’y échappe pas, il y a des miroirs partout, ils tapissent deux murs entiers du studio. Un été, ça ne fait qu’un été. Et j’ai l’air de ça. Je mords mes joues par en dedans pour les creuser. L’illusion fait plus classe. Pendant ce temps-là, mon inconfort grandit, il se loge une petite place dans mon ventre parmi les filles qui, larguant sac à bandoulière et bouteille d’eau, affluent dans le studio. Elles prennent leurs aises en échauffant leurs pieds, jasent de leurs vacances entre deux pliés. Longilignes et insouciantes. Évelyne a les épaules plus découpées, ça paraît qu’elle en est fière. Elle s’est probablement éprise d’un gym rat depuis la fin de la saison dernière. Marianne me semble changée, elle aussi. Ah, ce sont ses mollets — ils ont perdu du muscle. C’est ce qui arrive hélas quand on omet d’entraîner nos corps de ballerines, même juste pour la saison chaude. J’ai fait de mauvais choix, je le sais. J’ai perdu de vue l’essentiel, aveuglée par le temps trop doux, l’oisiveté trop facile. Ma salive, quand je l’avale, goûte le regret. Clémence arrive, un muffin aux bleuets à demi-entamé dans une main. C’en est une qui devrait se surveiller davantage quant à moi. Trois ans qu’on danse ensemble et elle n’a jamais changé de grandeur de costume. Justement, j’entends s’écouler mon propre sablier; c’est le ballet de Noël qui plane dans l’air. J’ai treize semaines pour redevenir fidèle à ma silhouette. Celle élégante, celle qui ne déborde pas. Parce que cette fille-là que j’ai du mal à regarder dans les yeux, embarrassée dans une paire de collants roses, ce n’est pas la vraie moi. Ça ne peut pas.  

Battements à la barre. Enfin je me détourne des miroirs. Les pieds en cinquième, genoux alignés et armée de mon meilleur en-dehors, je m’applique. Tendu, hop! Mes os craquent et j’aime le son. Pointé, fermé. À la seconde, hop! Crac. J’ai encore de ma fragilité, elle m’a suivie, elle. En croix, tendu, et hop! Mais les os de mes hanches ne font plus vraiment saillie. Je le constate en les palpant discrètement pour vérifier qu’ils sont toujours là. C’est injuste parce que je suis faite pour saillir, moi. Être pointue juste là où il faut. J’ai toujours été saillante des clavicules, des coudes, du bassin, des chevilles, partout où les lignes des os sont belles, où elles aiment à paraître. Maintenant, les fondus à la barre. De concert avec les autres filles, je rechigne un peu, parce que ce n’est l’exercice préféré de personne, celui-là. Mais fondre, c’est une bonne idée, par exemple. En attendant que je redevienne normale, j’aimerais ça me fondre dans les craques de miroir. Arrêter un peu d’être exhibée comme ça, toutes mes coutures à l’air dans mon petit léotard, poursuivie par un reflet qui me nargue peu importe dans quel sens je le regarde. J’aimerais ça fondre comme une bougie de cire, mais juste aux bonnes places. Ce serait parfait, fondre sur commande. Et surtout plus rapide que l’acharnement patient auquel je dois m’astreindre.  

De retour face au miroir. Enchaînement de sauts au centre. Ici c’est pire, à découvert, il y a tant d’yeux pour me scruter. Mes bras qui ont épaissi. Mes cuisses qui se touchent. Le bas de mon ventre qui, peu importe comment je le presse, garde une rondeur. Les regards rebondissent dans les miroirs, parfois juste un, en coin, et c’est suffisant pour braquer sur moi la honte. Jeté temps-levé, honte. Coupé-et-assemblé, honte. Échappée battue, pas de bourrée, hop! change, grosse honte toute laide. On répète à gauche. L’essoufflement me guette, il est déjà dans mes joues roses. Je les mords encore, même si ça ne camoufle rien.  

Fouettés. À la barre pour les moins bonnes, au centre pour les meilleures. Qu’elles donnent l’exemple de celles qui réussissent. Préparation, tendu et hop! Un, tourne! Deux… 

Béatrice Larin

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Flottement

Un homme fait la vaisselle face au public. 

L’HOMME

J’pu capable. Ton attitude, tes p’tites répliques condescendantes. J’comprends pas comment tu fais. T’as le don d’me taper su’es nerfs, c’est inné en toi, t’fais même pas exprès. J’suis à boutte. Pis criss, on dirait qu’t’as éradiqué d’ton vocabulaire le mot « merci ». Cinq lettres, un mot : c’est pas compliqué me semble. 

Il ne remarque pas, derrière lui, l’arrivée silencieuse de sa femme dans la maison.

Ah ! Pis j’ai pu l’goût de t’faire des fucking crêpes. Pis d’déneiger ta mazda. Pis ça fait un boutte que j’ai dit bye bye aux doux papillons que j’avais dans l’ventre quand j’voyais ta crisse de belle face… Pour de vrai. Tu m’crois p’t’être pas mais c’est vrai : j’t’aime pu. Je sais pu… je sais pu comment t’aimer.

Sa femme sous le choc. 

Y’a probablement quelque chose qui s’est brisé. Récemment. Pas comme une assiette ou une tasse qu’on échappe par terre pis qu’on ramasse en sacrant. Ça, c’est facile à ramasser. C’est facile de trouver les morceaux dans cuisine. Pis au pire avec un peu de crazyglue pis pas mal de détermination, ça se recolle. Ça se répare. Moi j’te parle d’un amour qui s’répare pas. Qui s’répare plus. Parce que les criss de morceaux coupants, j’les vois pas, même si je sais qu’y sont là, qu’que part, parce que j’marche dessus pis j’ai fucking mal. J’dois avoir une hémorragie interne parce que j’sais que j’saigne, mais j’arrive pas à le voir. J’dois avoir du sang invisible ou une connerie d’même. Eh. Ch’u bin cave. Non, ça, j’dirai pas ça. 

Sa femme s’assoit à même le sol. 

Me semble j’avais autre chose à dire là … À propos de… Ah ouais. Heum. Tu vas sûrement me m’demander comment je vais faire, pour vivre, sans toi ? T’es sérieuse là ? Tu crois qu’t’es assez importante pour que ma vie s’arrête si t’en sors ? Est-ce que tu t’rends compte de l’absurdité que t’es en train de me raconter ? Ça fait juste dix ans qu’on est ensemble, dix ans qu’on partage tout. Dix ans qu’tu veux pas sortir de là. Caliss. 

Violemment, il se cogne l’index contre la tempe. 

J’me suis jamais autant bien entendu avec quelqu’un de toute ma vie, c’est sûr que trouver qu’qu’un d’autre va pas être faci – c’est sûr que trouver qu’qu’un d’autre ça va pas être impossible. J’vais me r’trouver « démuni » une fois qu’on sera séparés. Tu’m’prends pour qui, criss.

Long silence élastique. 

Mais c’est vrai qu’on a bâti que’qu’chose d’unique, quand même. C’est précieux ça. Avoir quelqu’un qu’t’aime, pis qui t’aime, chez toi, en r’venant d’la job, mettons. J’aime tellement ça, avoir tes bras autour de mon cou. J’me sens bien, j’me sens à ma place, invincible presque. Mais ça c’est du passé. Ça existe déjà pu. 

Eille, j’me rappelle encore d’la fois au parc. On baignait dans l’soleil, y faisait chaud, on s’était mis en maillot. T’avais préparé un pique-nique, pis t’avais amené ton panier d’osier, tsé, celui que t’avais acheté pas cher à une vente de garage. Avec l’argenterie assortie en plus. Bleu poudre. Tu m’mettais constamment les ustensiles dans face parce que tu disais que ça « fittait » bien avec mes yeux. Pis tu t’mettais à rire, tu pouvais pas t’arrêter. Tu me sautais dessus avec la même énergie pis la même naïveté qu’un kid de six ans. Pis tu m’regardais, longtemps, sans ciller, avec tes grands yeux émeraude. J’voyais juste toi. J’pouvais juste te voir toi. À ce moment-là, on était les seuls à savoir comment exister. 

Quand j’y r’pense, maudit qu’on était bien. On avait quelque chose de tellement beau qu’ça nous brûlait les mains. Puissamment pur… Pis c’est p’t’être pas perdu. Y’er p’t’être pas trop tard. J’t’imagine là, t’es dans ma tête, pis tu pleures pis tu souris… pis tu souris en pleurant ou tu pleures en souriant pis tu pleures des sourires mes sourires pis j’pense que p’t’être que j’pense que j’t’aime encore… 

La femme avance vers son mari. Tends le bras pour toucher son cou. Abaisse le bras sans l’avoir touché. Un pleur ou deux collés aux joues, sans bruit, elle sort.   

Louka Duhaime Choquette

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Deux photos

Photo 1 

Ma mère me raconte. Il faisait froid. Emmitouflée dans une couverture de laine, je dormais, il lui semble. Elle était sortie me promener, comme elle le ferait toute mon enfance, et s’était assise sur un banc par hasard. Nous n’étions que deux. Où était son mari, mon père, je l’ignore, elle ne le dit pas. Il faisait noir. Sans doute était-il à la maison, en train de faire ses devoirs.   

Il venait de commencer à neiger. Une composition idéale : une jeune mère sur un banc, poussette à ses côtés, toutes deux auréolées par la lumière d’un lampadaire ; derrière eux, un parc désert. Un photographe l’a remarquée.  

La photo a été prise rapidement, tout juste le temps de cadrer. Le flash a relevé la blancheur de la neige, lissé les rides de fatigue, immortalisé le contentement sur les traits. Un contraste étonnant entre le ciel noir et les flocons qui le striaient. Entre la pâleur du visage et le cuir foncé du paletot. Dans le landau, sombre, lui aussi, des draps crème indiquaient une présence, sans laisser voir l’enfant.  

Cette photo, elle ne l’a pas. Elle ne l’a jamais eue, mais elle la décrit comme si elle l’a sous les yeux. Je la vois, moi aussi : le parc ; la neige ; le banc ; ma mère, droite et fière, qui fixe l’objectif avec air de défi propre à ses jeunes années.   

Qu’avait-il vu, ce photographe, pour être ému au point d’accoster une inconnue et de lui demander la permission de prendre une photo ? S’était-il rappelé sa propre enfance, sa mère ? Ou bien, sa compagne ? Quêtait-il la photo qui le rendrait célèbre ? La photo l’avait-elle déçu au moment de l’impression ? L’avait-il même gardée ? Enfouie dans une pile de photos d’étrangers, oubliée ou perdue, peut-être avait-elle été léguée à de proches parents à la mort du photographe. La photo se serait alors retrouvée dans un énième album ou une boîte, anonyme. Une photo mystère. Ma mère, aux yeux d’un autre encore plus qu’aux miens, un mystère.   

Photo 2

Un trio, deux assis sur des colonnes, le troisième accroupi sur ce qui semble être une brique retournée à la verticale. Les visages sont flous, les vêtements foncés. L’histoire d’un seul des trois garçons est connue, celle de Viktor. Au moment de la photo, en 1973, il a seize ans, peut-être dix-sept. À 25 ans, il meurt d’une crise de cœur dans la douche. Impossible, toutefois, de dire à quel visage ce nom correspond. Viktor demeure en ce sens aussi anonyme que ses pairs.   

Au centre de la photo trône un mur de béton clair fraichement vandalisé. En 1973, comme la jeunesse soviétique a peu accès au reste du monde, Deep Purple devient Deep Purpel sous le coup de pinceau des trois joyeux délinquants. Au cœur du régime communiste, les vinyles circulent sur le marché noir, tout comme les jeans — symboles de l’ennemi, l’Amérique libre et capitaliste — il est impossible de se les procurer dans les magasins. Les mots anglais ne sont connus qu’à l’oreille, on les voit rarement écrits, et bien que l’anglais soit enseigné à l’école, il est réduit à une forme si rudimentaire qu’il est impossible pour la population de bien le comprendre. Les jeunes — bien que les plus vieux y participent aussi — sont les plus grands consommateurs de ces marchés noirs. Livres étrangers et prohibés y sont vendus au même titre que la drogue. Avides de savoir et iconoclastes, les jeunes entendent les rumeurs en provenance du monde libre et cherchent tous les moyens d’y participer.    

Leur main levée dans les airs, un salut, peut-être. À qui pourrait-il s’adresser, ce salut ? Au groupe anglais ? Au (possible) photographe ? Ou, en l’absence de celui-ci, à l’appareil photo qui les fixe ? Se peut-il que ce Deep Purpel, tagué par Viktor et ses deux amis, soit une ode à cette culture occidentale qui ne leur atteignable que par la musique ?  

À 25 ans, Viktor meurt donc, le calendrier géorgien indique 1982. Au moment de sa mort, il reste neuf ans au régime communiste, à la dictature qui a instauré le mutisme et l’obéissance et a tué des millions. Ce même régime qui a créé les goulags, causé le Holodomor, tenté, vainement, de dissimuler la catastrophe nucléaire de Tchernobyl. Viktor ne connaît pas la liberté qu’il tente d’atteindre dans la photo, qu’il imagine peut-être à la portée de son chapeau. Un millimètre de plus et peut-être l’attrapera-t-il, seulement un millimètre de plus pour l’attraper ce rêve qu’il soit américain, anglais, français, qu’importe au final, qu’il soit seulement autre chose que soviétique.  

Alissa Cochet

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Serpents et échelles

L’enfant lui demande Mais vous, Sibyl, allez-vous bien ? et Sibyl prend quelques secondes pour encaisser la question, lui répond d’un limpide mensonge Oui, je vais bien, puis sent le besoin d’en ajouter pour farder son leurre d’une naturelle désinvolture Surtout ici, dans mon bureau, ici, c’est mon lieu à moi, tu vois, je suis toujours bien quand je suis ici, et elle laisse planer le silence.  

Elle ne lui dira pas que sa fille, qui a le même âge que lui, lui en veut d’avoir passé la hache dans leur famille nucléaire en divorçant de son père, en quittant la maison avec les cris et les insultes ravalés qu’elle aurait souhaité lancer sans retenue, que dans le placard du bureau sont entassés sa valise et un matelas de sol, que ce bureau est pour les prochaines semaines tout ce qu’elle possède le temps qu’elle trouve une solution, qu’elle trouve le courage de demander à sa sœur de l’accueillir. Elle brasse le dé, avance son pion de quatre cases, tombe sur un serpent et dégringole jusqu’au bas du plateau de jeu. Et toi, dis-moi, c’est lequel ton lieu à toi, ton cocon ?

L’enfant soulève imperceptiblement un sourcil pour marquer son étonnement. Chaque question de Sybil l’étonne, après tout, il ne comprend pas pourquoi on s’intéresse à lui, pourquoi il fallait attendre que sa mère meure pour qu’on s’intéresse à lui, mais il reprend rapidement l’air stoïque dont il s’affuble pour masquer sa suspicion, son doute, sa vulnérabilité, pour honorer l’héritage social de la lignée d’hommes à laquelle il appartient sans même le savoir encore.  

La première réponse qui lui passe par l’esprit est Ma chambre, mais cette réponse serait erronée, sa chambre est l’endroit où il se réfugie en pleurs pour se protéger lorsqu’il dit la mauvaise chose ou fait le mauvais geste et que son père lui rétorque Mais quel abruti, tu n'aurais jamais dû naître, sa chambre accueille ses misères que les murs absorbent, moisis par l’humidité de ses chagrins, sa chambre n’est pas son cocon mais son tombeau, répondre Ma chambre serait faux et il s’intime de ne dire que la vérité, alors il fixe le vide en attendant qu’elle surgisse. Sybil l’observe patiemment, attentive aux pupilles de son jeune patient qui se déplacent sans apparente destination, du plateau de jeu à la fenêtre, à la recherche d’un indice sur lequel se poser.  

L’enfant ne sait pas quoi répondre, il ne possède pas de lieu, tous ceux qu’il a habités ont été putréfiés par les fantômes qui le poursuivent, même ce bureau où on lui assure qu’il ira mieux n’est qu’un immense miroir de ses malheurs qu’il creuse par obligation, parce que Madame Marie-Claude lui a dit que c’était important de ne rien garder à l’intérieur, qu’il fallait extérioriser ses blessures qui pourtant se retrouvent dans tous les objets qui l’entourent. Je ne sais pas, je n’ai pas vraiment d’endroit, je n’ai pas ça moi, un endroit, ça prend des sous pour avoir son endroit à soi, papa dit toujours qu’on n’en a pas, des sous. Il lance le dé et avance d’une case. Je ne sais pas.  

Sybil le comprend de ne pas savoir, elle ignore ce qu’elle dirait si elle était à sa place, mais elle n’est pas à sa place, elle trouvera une réponse une fois ses sous-vêtements rangés dans une commode, une fois qu’elle aura réussi à expliquer à sa fille que c’est mieux pour elle comme ça, que papa et maman se disputent trop pour rester ensemble. Pour l’instant, elle doit effectuer son travail. Dans ce cas, y a-t-il un lieu où tu aimerais être ? Je…. Son regard terne, cachant pourtant une détresse brûlante qui danse comme un feu de joie, se braque sur une craque du plancher. Il ouvre la bouche, émet quelques syllabes disjointes, se tait, se mord l’intérieur de la joue. Certains mots se forment dans sa tête, mais il est incertain de leur valeur, de leur intelligibilité.  

Je ne sais pas. Je pense que le lieu où j’aimerais être n’existe pas, il prend son temps, réfléchit, regarde le sol en plissant des yeux pour se concentrer, comme s’il essayait d’entendre un bruit ténu, ce serait peut-être une planète avec une rose, comme dans Le petit prince que Madame Marie-Claude nous a fait lire, ou plutôt un grand château, oui c’est plus ça, ce serait un grand château où on pourrait toujours s’amuser, colorier, on pourrait jouer aussi, jouer à des jeux comme ceux-là, il pointe le Serpents et échelles qui le sépare de Sybil, mais on ne serait pas obligé répondre à une tonne de questions en jouant, on ne ferait que jouer, un grand château aussi où les mamans ne mourraient pas parce qu’on tuerait les maladies avant qu’elles ne deviennent graves, les papas non plus d’ailleurs, où on trouverait des remèdes qui ne font pas vomir ou perdre les cheveux, ce serait de toute beauté, maman disait toujours que les choses étaient aussi belles que dans les films, mais ce serait plus beau que dans les films, et on pourrait aussi mettre ses pieds dans l’eau et dessiner dans le sable avec une branche, parce qu’il y aurait la mer juste à côté, on pourrait nager et jouer à Marco Polo.  

L’enfant s’interrompt, il croit qu’il ne répond pas à la question, se demande pourquoi ces mots se sont rassemblés pour former ces idées sans même qu’il le veuille, lui qui n’a jamais vu ni château ni mer. Je ne sais pas si ça compte. Sybil non plus ne sait pas si ça compte, car qu’est-ce qu’elle en sait, après tout, des choses qui comptent et de celles qui ne comptent pas ?  

Gabriel Deschamps

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Où sont passées les étoiles?

Le ciel a perdu ses étoiles quand papa est mort. Le soleil est devenu mauve, recouvert d’ecchymoses. Les arbres se sont crispés, les fleurs se sont fanées. Les oiseaux se sont envolés en espérant retrouver un endroit chaud où chanter. Le vent a crié si fort que les nuages ont explosé en une pluie de météores.   

Maman, quand elle a vu le monde se briser, est tombée au sol. Les morceaux de son corps se sont répandus partout sur le plancher en des miettes si petites qu’il était impossible de les recoller. Sa douleur a fait décoller la peinture des murs. Le salon blanc est devenu gris, ma chambre jaune est devenue beige, la maison bleue est devenue noire. Sa tristesse a tourné l’air d’été glacial si rapidement que les feuilles des arbres ont fui sans même devenir orange.  

Xavier, quand il a vu le monde se briser, a mis le feu au ciel. Il a pris une allumette pour regarder les flammes danser sur ses rêves, sur ses espoirs. Sa rage a fait éclater toutes les fenêtres de la maison pour laisser le feu nous avaler. Sa tristesse a explosé les fondations de la maison que nous avions construite grâce à notre amour.  

La première chose que maman a faite après la mort du monde a été de sortir de la maison et d’entrer dans un dépanneur pour acheter de la bière. Dans cette bière, elle reconnaissait le visage de papa : fin, doux, aimable, chaud. Je pense qu’elle pouvait sentir la chaleur de papa dans le bas de son ventre. Elle dansait autour de la table, bousculant les chaises, cassant des verres.   

La première chose que Xavier a faite après la mort du monde a été de sortir de la maison et d’entrer dans la maison de son copain pour taire la douleur. Je ne l’ai pas vu de la soirée sauf lorsqu’il est revenu pour dormir. Ses yeux rouges étaient la seule couleur dans la maison. Il avait dansé avec maman autour de la table, bousculant les chaises, cassant des verres.   

Durant la première semaine après que le monde s’est fracturé, maman n’est pas rentrée travailler. Elle est restée à la maison en regardant des films sur l’amour en buvant les bières du dépanneur. Son visage est devenu si gris que je n’arrivais plus à la distinguer des murs. Elle marmonnait sans cesse, mais je ne savais pas si elle me parlait ou si elle parlait à papa.   

Durant la première semaine après que le monde s’est fracturé, Xavier s’est battu quatre fois. Il revenait à la maison les jointures en sang, le visage aussi mauve que le ciel. Les seuls mots qu’il arrivait à communiquer étaient les trous dans les murs. Je pense que c’était la seule façon qu’il avait trouvée pour ne pas s’effondrer sur le sol.  

Après le premier mois, maman a disparu pour devenir une inconnue. Elle buvait trop de bières pour savoir que l’hiver s’installait. Elle dansait avec la mort en pensant qu’il s’agissait de papa. Son sourire qui était si grand est devenu le croissant de lune qui a fait fuir toutes les étoiles.  

Après le premier mois, Xavier a disparu pour devenir un inconnu. Son avenir s’était fracturé sous ses poings. Il avait tout détruit de sorte qu’il ne se reconnaissait même plus. Son rire qui était si beau est devenu l’obscurité qui a englobé toutes les étoiles.  

Moi, quand j’ai vu que le monde s’est brisé, j’ai regardé le ciel et j’ai vu toutes les étoiles tomber pour me laisser sous un grand ciel mauve. La première chose que j’ai faite a été de rester dans la maison pour replacer les cadres comme ils étaient avant la tempête. Durant la première semaine, j’ai recollé les morceaux brisés pour que papa soit fier de sa famille. Après le premier mois, je n'ai pas disparu pour devenir un inconnu, je suis resté pour faire ce que papa faisait : garder la famille serrée.  

Ça fait maintenant deux mois que papa est mort et rien n’a changé. Maman a remplacé papa par l’alcool et Xavier a remplacé papa par la violence. J’ai tellement peur de perdre ma famille. Plus les jours avancent, plus ils me glissent entre les doigts. Je fais souvent des crises de panique maintenant, mais j’ai trouvé que, si je vais dans la forêt derrière la maison, ça va un peu mieux.   

Je venais souvent avec papa ici. On s’allongeait sur le sol et on regardait les étoiles. C’est lui qui m’a appris à repérer la Grande Ourse et la Petite Ourse. Nous étions tous les deux passionnés par les étoiles. C’est dommage qu’il n’y en ait plus maintenant.  

Allongé sur le sol, dans le silence du monde meurtri, j’entends une porte claquer et je sais que c’est ma maison. Je prends une grande respiration et j’essaie de me rappeler des étoiles. J’essaie de me rappeler le visage de papa aussi clairement que je le peux pour ne pas l’oublier. J’ai tellement peur de perdre ma famille, mais j’ai encore plus peur d’oublier papa.  

Je me lève doucement et je retourne vers ma maison. Je quitte les arbres pour aboutir sur une petite rue de terre. Je la traverse pour arriver sur notre terrain. À travers les fissures de notre maison, je peux voir maman et Xavier crier.   

Lorsque j’ouvre la porte, le vent essaie de m’amener au loin. Il me crie de ne pas entrer puisqu’il sait tout. Il sait ce qui s’en vient, il sait que c’est le début de la fin. Je le sais aussi, mais je ne veux pas y croire. La fin sera quand je le déciderai, quand papa me le dira.  

La fin sera quand j’aurai retrouvé les étoiles. 

Jérémy Audet

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Vote à vau-l’eau

C’était jour de fièvre. Comme de comateux malades qui, brutalement, sortiraient de leur molle léthargie par un accès de toux et s’horrifieraient de leur lucidité soudaine, les gens, ce jour-là, se réveillaient avec d’étranges frissons. Ils avaient le regard aigu, anxieux, cassant ; les villes étaient comme prises de vapeur dans leur souffle chaud et sous leurs mains moites. Visages blêmes, fronts brûlants. Les enfants devaient rester cloitrés chez eux, et ils se pendaient aux fenêtres, en grappes agitées, s’apostrophant bruyamment d’un immeuble à l’autre, ou alors laissant crever leurs rires sur les passants graves et pressés qui défilaient à leurs pieds. Les vieillards non plus ne sortaient pas tellement ; ils savaient que la bouffée fiévreuse qui secouait la foule n’était qu’un trouble bref, qu’une palpitation passagère, qui s’évanouirait comme elle était venue. Ils attendaient qu’elle passe sans en attendre rien d’autre, ricaneurs et désabusés, les flancs dans leurs bergères, laissant siffler entre leurs dentiers des murmures de pronostics, des petits commentaires aigres. Les plus tristes avaient au front, glissés entre leurs rides, des plis mélancoliques, la nostalgie du temps où des jours semblables avait su affoler leurs pouls par ses désagréables mais enivrants désordres.   

C’était jour de fièvre, les enfants étaient confinés, les vieillards s’enfermaient ; mais les adultes, eux, se livraient aux remous généraux, vacillaient, hagards, confus de ce coup de sang soudain qui était venu empourprer leurs gros visages mous et les jetaient dans la rue, courants d’une maison à l’autre, l’écume aux lèvres et la parole fébrile. Un petit souffle sec grelottait dans leurs poitrines, leurs yeux roulaient plus vivement qu’à l’ordinaire, leur salive avait un goût âcre. Ils parlaient fort, parlaient trop. Pointaient du doigt, montaient le ton. Qu’était devenue la douce tranquillité qui les engourdissait la veille encore, qu’était devenue leur chaude et souple sérénité, leur confortable candeur ? Elle avait reçu un premier coup ce matin, au lever du lit, dans les journaux ; puis un second après le déjeuner, quand ils avaient allongé le cou et que, de la fenêtre, bannières et drapeaux s’étaient fichés sur leurs rétines. C’était aujourd’hui, c’était le grand jour, aujourd’hui déjà, aujourd’hui encore, quel affolement, quel séisme! Quelques enfants avaient pleuré, des poings s’étaient abattus sur les tables, qu’est-ce qui se passe avait demandé le frère ou la sœur, et on leur avait cérémonieusement répondu, avec un air sérieux et grave, qu’aujourd’hui, c’était jour d’élections.   

C’était jour de fièvre! C’était jour d’élections! On se rappelait soudain avec folie des vieux insignes ou des vieux écussons qui ronflaient dans les caves, des macarons et des cocardes que gardaient les greniers, et vite on dépoussiérait le tout pour aborder ses couleurs. Les couleurs étaient reines, aujourd’hui, on s’en serait barbouillé le visage, on s’en serait badigeonné la langue pour mieux pouvoir les crier à pleine bouche. Peu importait le choix de la couleur du moment qu’on s’en trouvait une, un peu au hasard, et qu’on la soutenait de toutes ses forces. Bleu! Rouge! Mauve! Vert! Orange! Noir! Blanc! On s’enflammait, et sous les cris d’un tocsin imaginaire, les adultes se déversaient dans les rues, se pressaient chez voisin et voisine, s’éparpillaient dans les cafés et dans les bars où montaient, grondantes, leurs voix rauques de passion. La foule bouillait, frémissante. Venait midi : les bureaux spéciaux ouvraient. Moment solennel et grave entre tous, moment de grâce et de devoir, de sentence et de consécration! Les vieillards sous leurs flasques dentelles n’osaient plus murmurer ce mot-là, mais les adultes nommaient encore, doctoralement, la tempe chaude, le grand et universel principe qu’ils venaient défendre par leur vote ; ça faisait claquer les lèvres, ça sonnait bien, et ça faisait tout doux dans le ventre.    

Puis après quelques heures de petits papiers, petits crayons, petites boites et petits griffonnements, petits chiens et petits formulaires, les bureaux spéciaux fermaient. On se jappait les couleurs dans un dernier élan d’enthousiasme : Rouge! Bleu! Vert! Et lentement les gens repartaient vers leurs logis comme une grande marée convaincue et heureuse. On goutait béatement l’ivresse de ce grand vertige d’un jour. Les cheveux frisés sur les nuques humides se détendaient et retombaient sur les épaules ; les sueurs s’égouttaient en flaques paisibles, les visages tendus se remplumaient. À la maison on caressait doucement du doigt l’étendard ou le macaron de ses couleurs, on riait d’un petit rire gras en entendant le commentaire laconique d’un vieillard ou la plaisanterie boudeuse d’un marmot. S’il y avait des amoureux, ils s’embrassaient, ou se giflaient, puis oubliaient. Et on rangeait les couleurs pour faire un bon repas, on s’endormait repu, content, fier et patriote, avec un dernier soubresaut de fièvre que le sommeil ravalait goulument. Demain matin on accueillerait avec un bâillement la couleur gagnante, puis on se rendormirait, les yeux ouverts, pour les quatre prochaines années.  

Éloïse Gagnon

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Piano piano

⎯ C’est aujourd’hui ou demain ton examen?  

Une seule phrase pour en douter.    

⎯ Aujourd’hui.   

Je feins de recevoir un texto. J’ouvre mon téléphone pour m’assurer de mon horaire. Je rafraichis la page web du conservatoire. Je retourne dans la conversation de courriels que j’ai avec mon professeur. Aux deux endroits, c’est écrit. 10 octobre. Maintenant, il ne me reste qu’à être à l’heure. Quoique vivre à Montréal c’est automatiquement être exposé au risque d’arriver en retard.  Je dois calculer; les camions de livraison du IGA bloqueront sûrement Saint-Zotique; arriver tout juste en retard pour le métro et m’ajouter un cinq minutes de plus à mon trajet; me faire interpeller par le gars qui essaie de m’embarquer dans sa secte à chaque fois que je passe à côté du Café Eevee. Trop de possibilités. Faut que je parte. Tout d’un coup, je sens une cascade m’inonder les aisselles et le dos. Mon pull-over me colle à la peau et je n’arrive pas à l’enlever, je me bats pour retirer les manches. Mon corps entier est submergé par le stress. Tous mes pores de peau sécrètent un amas d’angoisse qui me rappelle mes mains moites, sans contrôle, sur le piano. Comme si elles ne m’appartenaient plus. Je ne peux plus y aller. Je dois absolument annuler. Je ne peux pas prendre le risque de voir mes doigts glisser et se perdre entre les bémols et les dièses.   

⎯ Ça va tu Antho?   

⎯ Oui, oui. Top shape je te dirais même.  

Good! Je te souhaite « merde » alors!  

En parlant du loup. Je la sens, la boule, descendre dans mon ventre. Elle est lourde. Un autre élément qui pourrait me faire arriver en retard. Je feel vraiment pas soudainement. J’ai tu le temps? Mon examen est dans une demi-heure.   

⎯ OK, merci, faut que j’y aille on se reparle! 

Ciao!  

Je sors en courant. Je tapote les poches de mon manteau pour m’assurer d’avoir mes clés et mon portefeuille. Tout est là. Ma poche de pantalon; mon téléphone absent. Je n’ai pas le temps de retourner chez moi, autrement je serai assurément en retard. Je n’ai aucune idée de l’heure actuelle. Je vois le gars de la secte à côté du Café Eevee qui se tient à une vingtaine de mètres de moi. Je ne perds pas de temps pour rappeler à mes pieds les meilleures esquives apprises pendant mes années de football et je continue à pleine course vers le métro Beaubien.   

J’ai chaud. J’ai le cuir chevelu qui me démange. Je me gratte comme un malade. Je sens que mes acrobaties devant le sectaire n’ont fait qu’accentuer ma douleur abdominale. On m’observe. Je suis recroquevillé et des gouttes de sueur tombent en torrent de mes arcades sourcilières délimitant mon espace vital sur le sol. Cette frontière repousse les gens dans un métro plein à craquer.   

Enfin Berri.   
Je sors du métro en vitesse. J’espère que personne du conservatoire n’a vu ma décomposition dans le wagon. Je file vers le quartier des spectacles. Une fois dans le building, je suis rassuré en voyant qu’il me reste encore dix minutes. Je me dirige dans la salle de bain et je me rafraichis le visage. Comme disait mon prof de yoga  :  

⎯ OK, on respire, on expire…   

Je répète la formule et j’entre ensuite dans la salle d’examen où monsieur Novelli m’attend.   

Ses yeux noirs me dévisagent tout au long de ma marche vers le piano. Aurait-il été témoin de mon parcours dans le métro?  

⎯ Monsieur Langevin, on m’a parlé de vous. J’espère que vous êtes prêt pour votre test. Vous pouvez démarrer lorsque vous voulez.

Déstabilisé par son commentaire, je réponds d’un ton suspicieux  :  

⎯ D’accord…  

​On lui a parlé de moi en bien? En mal? Ça veut dire quoi ça? Je me calme en prenant une profonde respiration et en tournant le coin du piano, je vois mon banc préféré qui m’attend. Pas trop mou, pas trop ferme, le coussin me maintient à la parfaite hauteur. Au moins une bonne nouvelle en ce bas monde!   

Je sèche mes mains moites sur le bord de mes pantalons, je me ferme les yeux et j’inspire un bon coup.   

Alexandra Stréliski.  

Automne.  

Piano piano.

Anthony Langevin

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